« L’enjeu pour l’ergonome est d’organiser l’existant et le futur de sorte qu’ils permettent aux organisations de progresser […], de libérer les potentialités d’une puissance d’agir qui n’est pas donnée a priori. Nos modèles d’intervention alors sont invités à évoluer. »
— Toralla, 2017
À l’ère des mutations organisationnelles rapides – avec des cycles de décision raccourcis, des attentes de performance immédiate et une évolution technologique constante -l’ergonome doit s’adapter. Il est désormais poussé à intégrer des méthodologies novatrices pour répondre à ces exigences contemporaines sans renier ses fondamentaux.
Dans ce contexte, l’irruption de l’intelligence artificielle questionne les pratiques établies : quels sont ses apports concrets ? En quoi modifie-t-elle le rôle de l’ergonome ? Peut-elle enrichir les démarches d’analyse, ou risque-t-elle d’en appauvrir le sens ?
Plutôt que de l’opposer à la pratique de l’ergonomie, il devient essentiel de penser l’IA comme un appui méthodologique potentiel, au service de l’analyse, du dialogue et de la transformation du travail.
1. Enjeux d’une intervention en ergonomie : une prévention sous contrainte temporelle
Les interventions en ergonomie jouent un rôle essentiel dans l’amélioration des conditions de travail, mais elles se trouvent souvent confrontées à des contraintes temporelles considérables. Dans un environnement où la performance et la continuité des processus sont primordiales, les organisations cherchent à limiter les interruptions et à maintenir une productivité stable. Ainsi, elles privilégient des solutions efficaces et rapides, permettant de restaurer rapidement le bon fonctionnement des opérations, sans nécessairement entrer dans une analyse exhaustive des problématiques.
Les décideurs se concentrent généralement sur des objectifs à court terme, tels que l’optimisation des coûts et l’atteinte de résultats immédiats. Par conséquent, les interventions en ergonomie sont souvent perçues comme des actions ponctuelles, rapides et agiles, conçues pour avoir un impact minimal sur les opérations quotidiennes. Elles visent à répondre aux besoins immédiats tout en préservant la fluidité des processus de travail, ce qui peut limiter leur durée et leur profondeur.
Cela dit, cette contrainte temporelle, bien que compréhensible, ne doit pas faire obstacle à l’efficacité à long terme des interventions en ergonomie. Pour qu’une intervention soit véritablement bénéfique, il est crucial d’adopter une approche plus approfondie, permettant de comprendre et d’adresser les causes sous-jacentes des problèmes, plutôt que de se contenter de solutions superficielles et ponctuelles. (Julien ANDREOLI, 2013)
Par ailleurs, avec l’évolution des outils de gestion modernes tels que les tableaux de bord ou les outils QHSE, les entreprises pilotent désormais leurs organisations à l’aide de données chiffrées en temps réel. Une analyse qualitative seule (entretiens, observations) peut parfois sembler insuffisante, sans données objectivables. Les entreprises recherchent ainsi des indicateurs tangibles pour justifier la nécessité de transformer les situations de travail. Cela conduit à mettre l’accent sur les approches quantitatives, et pour que l’intervention soit pleinement entendue et intégrée, elle doit s’inscrire dans ce langage des chiffres, tout en intégrant également les aspects subjectifs et informels qui peuvent être mis en statistiques. (Marie Cartier, 2019)
Le consultant en ergonomie se retrouve alors au croisement de plusieurs tensions :
- Profondeur de l’analyse,
- Coût d’intervention et durée d’intervention,
- Exigence de résultats concrets.
Le risque d’une intervention courte est que la place accordée aux investigations et à l’analyse soit réduite par rapport aux étapes nécessaires de la démarche en ergonomie (diagnostic, restitution…) (QUERIAUD, 2017)
Mais comment faire quand le temps d’intervention est compté, que le terrain est complexe, et que l’essentiel – le travail réel – ne se comprend pas uniquement à travers des données chiffrées ?
- L’IA offre un appui méthodologique précieux :
L’IA, en particulier, offre des opportunités intéressantes pour accélérer l’analyse des conditions de travail tout en conservant une approche qualitative approfondie. En permettant un traitement rapide et précis de grandes quantités de données, l’intelligence artificielle devient un appui méthodologique essentiel pour l’ergonome, facilitant l’observation, l’analyse et la restitution des problématiques. Cependant, son intégration dans les pratiques en ergonomie soulève également des enjeux éthiques et méthodologiques qu’il convient d’aborder avec prudence pour préserver le sens de l’intervention et garantir le bien-être des travailleurs.
- Traitement automatisé des verbatims
Les outils de traitement automatique du langage naturel (TALN) permettent aujourd’hui d’analyser rapidement les verbatims issus d’entretiens, de questionnaires ou de retours d’expérience. Ces technologies détectent les récurrences, mots-clés, sentiments exprimés et zones de tension, offrant ainsi une vue d’ensemble des problématiques sans sacrifier la précision. Là où l’ergonome devait manuellement lire et coder de nombreux échanges, l’IA permet de dégager des tendances de manière plus efficace tout en maintenant une analyse qualitative fine.
Cela inclut :
- L’identification des mots fréquents, des thématiques émergentes et des émotions dominantes,
- Le classement des retours d’expérience par catégories telles que le stress, la charge mentale ou le manque d’autonomie,
- La détection de signaux faibles dans de grands volumes de texte, comme des problèmes relationnels récurrents.
- Mesures précises des gestes et postures
Les capteurs (IMU, caméras, capteurs de force ou de pression) associés à des algorithmes d’analyse posturale permettent de suivre en continu les gestes professionnels de manière objective. Cette technologie quantifie le temps passé dans des postures contraignantes, identifie les mouvements répétitifs et repère les pics de sollicitation musculaire.
L’analyse des données obtenues peut permettre de :
- Suivre les rythmes de travail, les périodes d’intensification ou les interruptions,
- Identifier les postures et leur durée avec précision,
- Etablir une cartographie des différents postes avec un plus grand nombre de données.
L’IA constitue un levier puissant pour renforcer les capacités d’observation, d’analyse et d’objectivation des ergonomes lors de leurs interventions.
3. Un outil à utiliser avec précaution
Les outils d’IA, bien qu’efficaces pour identifier des tendances, peuvent conduire à une simplification excessive des situations de travail. Le risque est de privilégier les données mesurables (postures, temps, fréquence…) au détriment des dimensions qualitatives, subjectives et relationnelles du travail (ressenti, sens donné à l’activité, conflits de valeurs, etc.), qui sont pourtant essentielles en ergonomie.
Un point de vigilance doit également être mis sur les jeux de données qui peuvent contenir des biais implicites. Si ces données ne représentent pas fidèlement la diversité des situations de travail ou des populations concernées, les résultats produits risquent d’être partiels, voire discriminants. Par exemple, un algorithme mal calibré peut sous-estimer la charge physique réelle de certaines tâches ou ignorer des signaux faibles liés à la souffrance au travail.
L’ergonome doit veiller à ce que ces technologies soient utilisées de manière éthique, en préservant la santé des travailleurs et en évitant toute dérive vers un contrôle excessif ou une productivité accrue au détriment du bien-être au travail.
Enfin, une délégation excessive de l’analyse aux outils algorithmiques peut fragiliser la posture critique et réflexive de l’ergonome, pourtant indispensable pour contextualiser les données et co-construire des solutions adaptées. L’expertise humaine reste indispensable pour interpréter les données, les remettre en contexte, dialoguer avec les acteurs de terrain et construire des solutions sur mesure. L’IA doit donc être considérée comme un outil d’aide à l’expertise, et non comme un substitut à la démarche d’intervention en ergonomie.
Conclusion :
En définitive, si les interventions en ergonomie sont de plus en plus soumises à des contraintes de temps, de résultats et de rationalisation, l’introduction de l’intelligence artificielle ne doit en aucun cas se substituer à l’analyse fondamentale portée par l’ergonome. Bien utilisée, elle constitue un levier de transformation positif : un outil capable d’accélérer certaines étapes sans en appauvrir le sens, et de renforcer les capacités d’analyse sans jamais remplacer l’expertise humaine.
Loin de déshumaniser la pratique, l’IA peut alors libérer du temps pour ce qui constitue le cœur même de l’intervention en ergonomie : comprendre en profondeur les situations de travail, engager le dialogue avec les acteurs de terrain et co-construire des solutions durables, justes et adaptées. À condition d’en faire un outil maîtrisé et éthique, elle ouvre la voie à une ergonomie augmentée, fidèle à ses principes mais résolument ancrée dans les enjeux contemporains.
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- Mieux comprendre les facteurs déclencheurs des troubles musculosquelettiques,
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- Identifier des actions globales en fonction de la réglementation.
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Travaux cités
Julien ANDREOLI, J. F. (2013). Une réflexion sur la pratique de l’ergonome. Récupéré sur https://ergonomie-self.org/wp-content/uploads/2019/05/acte-32-self-2013.pdf
Marie Cartier, A.-F. M. (2019). Observer et quantifier le travail pour mieux le comprendre. Récupéré sur https://journals.openedition.org/travailemploi/9222#tocto2n2
Mélanie Biencourt, I. G. (2021). Transformations du travail par l’Intelligence Artificielle :. Récupéré sur https://univ-tlse2.hal.science/hal-03450140v1/document
QUERIAUD, C. (2017). L’observation «contrainte» dans l’intervention-conseil en ergonomie…. Récupéré sur https://ergonomie-self.org/wp-content/uploads/2018/08/ActesSELF2017-534-537.pdf
Toralla, J. A.-S. (2017). Récupéré sur Activités: https://journals.openedition.org/activites/3042#:~:text=L’enjeu%20pour%20l’ergonome,alors%20sont%20invit%C3%A9s%20%C3%A0%20%C3%A9voluer.